orphelins de l'Éden

3.31.2007

XIV

Armand suffoquait. Il réalisait que c'était l'abjection qui l'étouffait. L'avilissement tel le lierre se propageait d'un organe vital à l'autre en prenant racine dans ce sexe pourri qu'il maudissait. La Corneille s'était installée sur la chaise recouverte de vinyle en prenant bien soin d'aller inspecter auparavant son allure dans la glace de la salle de bain. Armand aurait voulu sauter dans la douche, frotter ce corps qu'il exécrait parce qu'il venait de le mener par le bout du nez. Il savait bien que son amour pour Berthe-Violaine était réel et pourtant, une part de lui avait dominé toutes les autres l'instant de tout mettre en péril. Sa dignité s'étiolait à chacune de ses respirations. De surcroît, le destin avait voulu que sa femme, pas la Corneille, l'autre, Berthe, les suprenne dans cette pose indécente. Comment allait-il l'aborder à présent? L'aborder en lui déclarant son amour surtout, l'aborder en tentant d'évoquer mille et un petits souvenirs pour provoquer une étincelle dans son coeur qu'il croyait connaître si bien, mais qui aujourd'hui, lui disait-on, lui était étranger.

Désemparé, il vacilla jusqu'au lit et s'affala. Il pâlit tellement que la Corneille s'inquiéta de voir son teint blanchir aussi rapidement. Il semblait se vider par l'appétit vorace d'une sangsue invisible. Alarmée, elle quitta la pièce et lui, secoué par un froid sibérien se contracta sur sa couche, en proie à des crampes violentes qui lui déchiraient l'abdomen. Il suait, il râlait. Le délire n'avait prévenu personne et surtout, pas lui.

La Corneille réapparu peu après qu'il ait perçu des chuchotements. Il s'imaginait que sa conscience débattait avec ses bas instincts quelque part, non loin. Il s'imaginait que tout cela, le mur sur lequel rebondissait son regard fiévreux, le mince drap humide qui le recouvrait, les crampes qui le sciaient en deux, Jeanette dans la salle commune, Marc qui le conseillait plus tôt, la prise de médicaments aux couleurs de l'arc-en-ciel, tout cela n'était qu'un très, très mauvais rêve. Pitié, qu'il demandait à la force supérieure, pitié.

Des mains tâtèrent son bicep. Une piqûre brûla sa chair rigidifiée par le souffle glacé qui s'abattait sur lui. Et puis, plus rien. Black-out.

Le lendemain, il s'éveilla avec une soif inextinguible. Le feu nichait dans ses entrailles. Affaibli par le choc de la veille, il peina à se sortir du lit. Il remarqua qu'on avait rajouté une couverture pendant qu'il dormait. Arrivé au comptoir de la réception, il vu la garde à l'air maussade et revêche et faillit s'effondrer lorsqu'il comprit que Berthe-Violaine avait terminé son quart. Ratée sa chance de tirer au clair sa situation. Par chance, l'épuisement le terrasserait une bonne partie de la journée.

3.29.2007

XIII

Armand remercia le ciel d'être assis à l'instant où cette foudre le traversa de la tête aux pieds. Les yeux de la Corneille brillèrent lorsqu'ils reconnurent l'effet qu'elle venait de provoquer chez son mari. De sa main fermée sur celle d'Armand, elle l'incita à se lever. Le pauvre ensorcelé la suivit docilement. Heureusement, parce que sous la jaquette sa bandaison prenait de la vigueur. Armand ferma la porte de sa chambre. Même si une fenêtre la perçait, la cloison battante avalerait les bruits qui risquaient de trahir l'activité qui menaçait de suivre son cours d'une minute à l'autre. Instinctivement, Armand plaqua la femme au mur, celui de la porte, à l'abri des regards curieux. N'est-ce pas qu'elle était sa femme et qu'il pouvait la posséder s'il le désirait? Fière, la Corneille se laissa tout de même brusquer par l'élan de cet homme qu'elle tentait de ramener à elle. Rien de mieux qu'un peu d'intimité pour attacher l'être soi-disant détaché. Au pire, elle ne jouirait pas, au mieux, la mémoire d'Armand lui reviendra tout d'un coup, soufflée par une avalanche de moments semblables. Et pendant que cet homme qu'elle aimait avec modération relevait sa jupe longue et plongeait son visage dans la douceur de sa chevelure, elle repensait au passé avec lui, à leur relation morne au quotidien, mais ponctuée ici et là de joies précieuses. Armand était attentionné malgré son détachement. Aussi, il ne critiquait pas son indépendance, ses soirées passées à l'extérieur à faire ce qu'elle voulait. Il ne la questionnait pas non plus, à la recherche de chaque parcelle de son jardin intime. Armand la laissait être ce qu'elle était, belle et entreprenante.

Elle pensait à tout cela cependant que lui la pénétrait avidement, sèchement. Possédé, il n'arrivait pas à freiner l'impulsion, cette envie de plonger, si bien dans la chaleur enivrante. Cette femme était plus que jamais une sorcière qui feignait l'incrédulité, bien que dans son oeil, la malice s'instillait. Armand n'était plus qu'un mouvement saccadé, concentré sur l'atteinte incessante du climax. L'ensemble de son corps ne répondait plus qu'à l'inclinaison bestiale qui le happait. Violaine continuait, en pensée, de remonter le fil du temps.

Bien sûr, Armand n'était pas parfait. Mais qui pouvait prétendre scintiller sans jamais faillir? L'humain se devait l'échec une fois de temps en temps s'il voulait se parfaire. Elle-même n'était pas au-dessus des regrets, des faiblesses, des doutes. Par exemple, elle se détestait de tromper son mari quand l'occasion se présentait, mais comment faire autrement pour trouver une réelle satisfaction sexuelle? Armand était un piètre amant, précoce, maladroit, dépourvu de toute imagination. Malgré cela, sa compagnie ne l'irritait pas. Elle prenait les moyens pour demeurer heureuse. Du moins, c'est comme cela qu'elle réussissait à avaler le mauvais goût que lui laissait trop souvent ses aventures d'une nuit ou d'un mois, selon.

De fait, Armand venait à peine d'éjaculer tout son soûl lorsque la porte s'ouvrit tranquillement. Il constata la position embarrassante dans laquelle il se trouvait lorsqu'il lut l'expression de Berthe-Violaine qui passa sa tête dans l'embrasure. Sans émoi, elle déclara au couple qu'il fallait que la porte reste ouverte en tout temps, même lors des visites. Son air impassible rappela à Armand ces égaliseurs qui aplanissaient les défauts des images. Le malaise ne trouva pas racine dans cette scène sordide, mais la vacuité de l'acte accompli indigna Armand, le dégoûta d'autant plus que sa femme la vraie, venait de quitter la pièce avec cette image disgrâcieuse en tête.

3.27.2007

XII

Ma bouche brûle à présent d'avoir reçu autant de bonbons à la cannelle. Je suis un gros bébé lala, que voulez-vous? Merci pour votre indulgence, c'est un bec-et-bobo du tonnerre!

Requinquée, je repars:

Les visiteurs commencèrent à affluer sur l'étage. Les internés les recevaient dans la salle à manger, dans la pièce commune, dans celle consacrée aux jeux ou encore, tout simplement dans leur chambre. Certains visiteurs étaient venus le soir d'avant. Armand les reconnaissait par leur attitude pleine de sollicitude envers les êtres fragilisés. Parce que les fantômes aux jaquettes bleues étaient bel et bien fragiles. Quelque part sur le fleuve tranquille de leur existence, un siphon avait aspiré leur cours des choses pour le tirer vers le chaos, vers des profondeurs inexplorées qu'il fallait maintenant sonder pour retrouver la cohérence, la paix ou à tout le moins, la rationalité. Ici, Armand fréquentait des tourmentés. Dans leurs têtes, des tempêtes rageaient ou pire encore, des trous noirs semblaient s'être installés, inexorablement. Parmi cette faune marginale, il détonait par sa contenance.

Dans un coin de la salle commune, Jeanette, assise, observait les arrivants de son point de vue. En retrait, elle les voyait sortir de l'ascenceur que la majorité de fantômes n'avaient pas le droit d'utiliser. Il fallait demander la permission pour descendre même si on avait obtenu le feu vert du psychiatre en ce qui concernait les sorties. Marc avait expliqué à Armand que les toubibs accordaient un nombre d'heures de sortie aux patients qui montraient des progrès. Ici, on parlait de progrès quand le patient répondait bien au cocktail de médicaments couleur fuschia, turquoise ou citron en se comportant agréablement en société. La plupart devenait un peu légume. Leur apathie soupesée, il était renvoyé dans la masse sans crainte. Aussi, le tout se faisait en progression. Un patient se voyait accorder un bloc de deux heures aux deux jours, puis quatre heures à la même fréquence, puis peut-être un avant-midi par-ci, par-là et enfin des journées complètes avec comme consigne de revenir avant la fin de la période des visites. Quelques-uns remontait plus rapidement la pente et à eux, on leur permettait plus, plus rapidement. L'ultime but pour les internés était le congé définitif qui leur rendait leur liberté. Cependant, Marc prétendait qu'un écorché demeurait à tout jamais lié à l'asile, soit avec un fil presque transparent, soit avec un câble épais comme un boa constrictor.

Armand vint prendre place près de Jeanette. Aucun visiteur ne s'était dirigé vers cette pièce. Le téléviseur affichait des images de téléroman américain traduit pitoyablement. De toute façon, personne ne portait attention au babillage des personnages peinturlurés qui défilaient à l'écran. Jeanette avait une mine renfrognée. Armand s'imagina qu'elle attendait peut-être quelqu'un qui tardait à arriver. Mais peut-être était-ce plutôt un visiteur qu'elle ne désirait pas recevoir. Ici, il était assez difficile d'éviter la personne qui venait nous rencontrer. Ainsi, les parents forçaient leur place près de leur progéniture déroutée en tentant de les ramener sur le droit chemin. La tactique moralisatrice n'était pas la meilleure position à adopter auprès des déboussolés qui bien souvent n'avaient pas cherché à finir leur trip de dope emmaillotés dans une camisole de force. Certains, plus insondables, avaient perdus le nord par cause de mauvaise soupe génétique. Ceux-là, Armand les plaignait vraiment.

Armand, perdu dans ses pensées, n'entendit pas Jeanette qui s'adressait à lui à voix basse pour lui annoncer la venue de la femme à la chevelure noire vers eux. Jeanette l'avait aperçu l'autre jour, sortant de la chambre du nouveau venu. Elle la trouvait belle, trop belle à vrai dire. Jeanette observa la démarche féline de cette créature de rêve. Elle l'enviait. Elle aurait presque voulu lui sauter à la figure pour lui crever les yeux, mais elle retint son agressivité en se rappelant les privilèges qu'elle avait acquis depuis qu'elle ne cédait plus à ses pulsions. La brutalité qui se terrait en elle se réveillerait une fois qu'elle serait retournée dans le monde. Elle le savait bien puisque c'était son troisième séjour dans ces murs.

Armand réalisa que la Corneille était devant lui lorsqu'il leva enfin le menton. Elle le regardait avec des yeux presque implorants, l'air de crier un besoin de reconnaissance. Elle lui tendit la main. Il la ferma dans la sienne. Un choc le secoua et de sa cervelle une impulsion sexuelle déferla dans son corps violemment.

3.24.2007

décrochage

O.K., c'est super l'histoire d'Armand, mais de temps en temps, j'aimerais pouvoir vous dire coucou. Vous dire à quel point j'ai besoin de vous savoir là. D'ailleurs, c'est ce besoin de vous savoir là qui m'a poussé à débuter cette histoire d'amnésique, de pipe sciée, de Corneille et tout et tout. J'ai besoin de me savoir lu, ça m'encourage. J'ai besoin d'encouragement et vous êtes de bons lecteurs, vous m'encouragez. Vos commentaires laissés sont des bonbons que je mets sur ma langue et que je laisse fondre tranquillement, des petits coeurs à la cannelle qui brûle la bouche agréablement.

En parlant avec Jl. cette semaine, je lui ai dit à quel point cette aventure de blog ne décollait pas comme je l'espérais. Parfois, je me trouve nulle. Quand je lis des biographies d'écrivains, il y a toujours des rencontres significatives avec des éditeurs ou des auteurs de renom, il y a toujours du cran, des décisions catalysantes, des coïncidences soulignées au crayon feutre fluorescent. Il y a surtout beaucoup de talent et d'investissement créatif déployés. Parfois, je me trouve nulle parce que je doute même si quelque partie de moi essaie de croire encore que tout arrive à qui sait attendre. Et que chaque mot que je choisis d'aligner derrière son prédecesseur est le plus important, le plus nouveau, le plus juste.

Cette année, je vais avoir trente ans et c'est fou, mais je pensais être publiée avant d'arriver à ce point de ma vie. Publier d'où? De mon bureau, de mon salon? Parfois, je me trouve nulle.

Une collègue du onzième, qui aimerait aussi être publiée un de ces jours, m'a raconté que Stephen King perforait sur un clou planté dans le mur les lettres de refus de ces manuscrits envoyés à des maisons d'édition, l'une par-dessus les autres. Les miennes sont tassées ensemble dans une enveloppe de retour de grand format, dans le deuxième tiroir de mon bureau de travail.

Et parfois, je me trouve nulle parce que je me dis que je pourrais tout faire pour réussir cet objectif. Tout faire, comme écrire jour et nuit et pondre un roman génial. Mais je connais mes limites, entre autres, le besoin de sommeil, ensuite, le besoin de manger et donc, de gagner ma vie. Aussi, je sais qu'après quelques paragraphes, la grâce se retire tranquillement des mes cellules grises et ça sent la panne.

Malgré tout, cet exercice de blog m'aide à garder la forme. Il m'aide à maintenir le cap. Quand j'écris ici, je ne m'égare pas trop souvent, tendance que j'ai lorsque je papillonne dans un de mes maigres manuscrits.

Dernièrement, je me suis dit que je devrais retoucher mon premier manuscrit, celui que j'ai envoyé dans les maisons d'édition. Quelques lettres me sont revenues avec de véritables encouragements en disant surtout que le propos onirique et halluciné ne convenait pas à la ligne directrice de leurs publications, mais qu'il pourrait sans doute trouver une niche ailleurs, sans besoin de retouches. Bien aimables. Ces lettres m'ont permis de garder le moral. Que voulez-vous, j'y tiens à ce rêve. Qui a dit que sans rêve, on est rien? Parfois, j'aimerais dire à ce philosophe que le jour où l'on est satisfait, le décor recule et encore, le décalage nous démange. Encore.

3.22.2007

XI

Plus que trois heures maintenant avant de la rencontrer. Armand décida de se retirer dans sa chambre pour se remémorer sa vie auprès de Violaine, Berthe selon docteur Viel. Il revoyait son grain de beauté sur le côté gauche de son estomac, sa manie de plier les petites culottes qui finissaient toujours par se ramasser en boule au fond du tiroir, ses yeux fatigués lorsqu'il était l'heure de se mettre au lit, ses mains courtes qui battaient les oeufs des omelettes. Armand se souvenait leurs marches au clair de lune les jours de janvier, leurs après-midi sur le bord de la rivière à lire ou à jouer aux échecs. Il se rappelait la fois où elle avait trop mangé de chocolat et qu'elle n'arrivait pas à trouver sommeil, celle aussi où elle s'était perdue en allant chez une amie qui venait de déménager. Il se souvenait d'elle qui dansait les soirs festifs, ses mouvements arythmiques mais ô combien charmants. Il l'imaginait dans un coin de la pièce, assise, occupée à croiser la pointe de ses aiguilles à tricoter. Des mailles rouges, roses, bleues, vertes, mais jamais noires ou brunes. Violaine aime les lainages colorés, vifs, joyeux.

Armand se souvint aussi les fois où il avait étreint son corps, le corps de cette femme au tempérament chaud, malgré les apparences. Il se souvenait de leurs ébats à la fois langoureux et torrides. Leurs hanches qui se rejoignaient, magnétisées. Violaine et lui avait une belle sexualité, simple et surprenante pour ces partenaires de longue date. Armand avait bien regarder des femmes plus belles que Violaine. Il admirait la beauté d'un visage équilibré, de traits purs, mais celui de sa femme n'avait pas d'égal. Lorsque Armand regardait Violaine, il voyait tous ces fous rires partagés, tous ces moments de tendresse. Comment se soustraire au temps qui passe à deux? Armand n'aurait pu se résoudre à faire abstraction de cette complicité. Même si maintenant, aujourd'hui et hier, on lui disait que tout cela n'était pas la réalité.

Le docteur Viel lui avait parlé de la Corneille. Il avait voulu savoir ce qu'Armand se rappelait d'elle.

- Rien.

- D'absolument rien? demanda le docteur Viel, le regard allumé par la curiosité.

- Enfin, je me souviens de mon retour à la maison, après mon épisode de la ruelle. Elle était là dans la maison que je partage avec Violaine.

- Violaine est votre femme.

- Non, Violaine pour moi, c'est cette garde que vous appelez Berthe.

- D'accord, poursuivez Armand, encouragea le psychiatre assis derrière son bureau chargé, mais tout de même ordonné.

- Je me souviens aussi d'un flash.

- Que voulez-vous dire, "un flash"?

- Dans la ruelle, les quelques heures qui précédaient étaient disparues de ma mémoire. Pour moi, ma vie se résumait à Violaine-Berthe, à mon boulot, à ma routine. Alors j'ai voulu rattraper ces heures perdues et une image m'est venue à l'esprit. Une femme à la chevelure noire assise et un homme qui me tournait le dos qui y plaçait un ruban bleu.

- Continuez.

- Il n'y a pas beaucoup de choses à rajouter sinon que cette femme s'est avérée être la Corneille, ah pardon, Violaine, pas la mienne, qui était chez moi quand je suis arrivé chez moi. C'est tout.

Le docteur Viel avait avoué à Armand qu'un psychiatre n'était pas un psychologue, c'est-à-dire qu'il ne pouvait pas fouiller les méandres de l'esprit de son patient tout en lui permettant de remonter à la surface puisque, de toute évidence, il venait de plonger dans les fosses abyssales de la conscience ou de l'insconcience, c'est selon.

Armand sortit dans le couloir pour se rapprocher de l'horloge qui indiquait à présent 18 h 25. Sa Violaine débutait son quart de travail dans une heure trente. Enfin, le mystère se dénouerait un peu en retrouvant cette âme soeur qui apaiserait son âme tourmentée.

3.20.2007

X

"J'ignore ce que je fiche ici. J'ai un trou de mémoire, c'est tout. Oui, j'ai bien l'impression d'avoir perdu la tête, mais comparé à tous les autres qui longent ces couloirs sans issue, je me trouve sain d'esprit. Ils ressemblent à des fantômes bleus et moi, je m'assieds parmi eux dans la salle commune ou à l'heure des repas et mon regard n'est pas hagard comme le leur, mon corps n'est pas secoué de tics, je ne suis pas hyperactif ou au contraire, complètement amorphe. Le docteur Viel m'a convoqué ce matin. Cette fois, j'ai pénétré un bureau situé derrière la réception. Il y avait beaucoup de livres dans la bibliothèque basse et des dossiers sur son bureau massif. Il m'a expliqué que les analyses sanguines ne révélaient rien d'anormal, mais qu'il voulait me garder encore un peu, pour ma propre sécurité, m'a-t-il dit. Honnêtement, je ne crois pas être très dangeureux pour qui que ce soit, surtout pas pour moi-même. J'ai seulement envie de retourner chez-moi pour y retrouver ma Violaine, pas la Corneille, la mienne, celle que docteur Viel appelle Berthe. Pourtant, j'ai l'intuition qu'il y a quelque chose qui m'échappe. En fait, c'est plus qu'une intuition. Je dois me faire à l'idée que je suis complètement à côté de la plaque. Comment expliquer que la Corneille prétende être ma femme depuis dix-sept ans quand je me rappelle plutôt de ma relation avec Violaine-Berthe qui aurait aussi duré dix-sept années? Comment expliquer que je me souvienne de tout de cette femme qui maintenant serait une étrangère et absolument rien de la Corneille qui aurait été ma conjointe depuis tout ce temps? Comment..."

Et pendant qu'Armand s'épanchait sur une feuille de papier d'un cahier qu'on lui avait donné lorsqu'il avait demandé quelque chose sur lequel écrire, Marc et Jeanette disputaient une partie de ping-pong. Les coups secs aux échos creux de la balle qui rebondissait tantôt sur les palettes tantôt sur la table tantôt sur le sol remplissaient tout l'espace chargé de la tension palpable entre les deux adversaires. Leur concentration ne saurait durer, mais pour l'instant, les mouvements se faisaient légers et vifs.

Armand n'en pouvait plus d'attendre jusqu'à ce soir. Déjà, l'avant-midi était interminable et les repas avaient été exécrables. Les patates d'hier soir au goût de papier mâché et le bout de viande à la couleur douteuse qui le lorgnait du fond de la barquette avait eu raison de son appétit. Armand s'était contenté des biscuits soda qui accompagnait une soupe au bouillon fade et aux nouilles trop cuites. Heureusement, il avait pu choper une banane avant de filer vers sa chambre pour se retirer un peu. Ses comparses étaient difficiles à côtoyer. Quand il les observait, il avait envie de les secouer un bon coup et de leur dire "réveillez-vous!" Mais, en même temps, il était trop absorber par ses propres pensées pour se soucier de socialiser. Il était dérouté, totalement obnubilé par tous ces événements qui l'avaient mené ici.

La nuit qui venait de passer avait été longue. Étendu dans le lit inconfortable dont le matelas recouvert de plastique crissait à chaque mouvement, il s'était senti entre deux eaux. Les rêves d'Armand étaient pleins de Violaine-Berthe et de pipes et de rubans bleus dans des cheveux de jais. Au petit matin, il s'était réveillé avec l'envie de se doucher. Une nouvelle préposée avait remplacé Cynthia et celle-là était une femme ronde et courte qui n'entendait pas à rire. Armand appris qu'ici, tout était réglé au quart de tour. Les douches pouvaient être prises entre 8 h et 9 h 30, les déjeuners se prenaient à 8 h 30, les dîners à 12 h pile et les soupers, à 17 h 30. Les visites avaient lieu entre 18 h 30 et 20 h, pas une minute de plus, pas une de plus non plus.

Armand voulu se raser, mais il appris qu'il devait demander la permission pour utiliser un rasoir, objet contondant s'il en est un dans un asile psychiatrique. La préposée aux paupières épaisses lui expliqua que puisque le docteur Viel ne l'avait pas encore rencontré une deuxième fois, ce détail tardait à apparaître dans son dossier. Il faudrait qu'il attende. C'est là qu'il appris qu'il devait revenir à 10 h pour rencontrer le bon docteur. Dans la buée de la douche, Armand tenta une fois de plus de démêler sa vie des informations qu'il détenait depuis deux jours maintenant. Quelques heures seulement le séparaient d'avec celle qu'il croyait être sa femme.

3.16.2007

IX

- Bien sûr que je le peux, répondit Armand un peu déconcerté par ce geste prompt.

D'autres candidats entouraient la jeune femme au regard fébrile. Pourquoi l'avait-elle choisit lui? Il avait beau observer le doigt sous la lampe près d'eux, allumée malgré l'heure hâtive, il ne voyait pas de minuscule éclisse glissée sous la peau jaune et plus épaisse du bout de l'index qui lui était tendu.

La jeune femme serrait les lèvres et ses sourcils contractés vers son nez retroussé formaient un pli à la base de son front. Derrière ses lunettes, elle fermait les yeux très fort et son corps était replié sur le siège rouge cerise. Elle portait aussi la jaquette bleue. À cette tenue s'ajoutait des bas molleteneux roses qui enserraient ses chevilles délicates. Ses cheveux étaient une brousaille rousse frisottée qui s'envolait de tout bord tout côté.

- Jeanette, veux-tu ben te calmer les nerfs! T'en as pas de maudite écharde! Ça fait trois fois que je vérifie ton doigt. Laisse le pauvre monsieur tranquille.

Celui qui venait de parler jeta un regard désespéré à Armand et, en réponse à ce jappement, la jeune femme retira vivement sa main de celles de l'observateur. Son corps frêle demeura recroquevillé sur lui-même. Un air de mélancolie remplaça l'angoisse lisible quelques secondes plus tôt sur ce visage maintenant détendu.

- T'es qui? demanda l'homme à la chevelure grisonnante qui se comportait en mâle alpha du groupe.

- Je m'appelle Armand. Et toi?

- Armand, viens, on va parler un peu toi et moi.

Le grand gaillard passa son bras autour des épaules d'Armand et l'entraîna loin de la pièce, vers la salle de ping-pong. Il expliqua qu'ici, moins d'internés venaient y traîner leurs savates et que c'était en quelque sorte son bureau. Il était ici depuis des semaines. Il se prénommait Marc. Il était un adepte des drogues intraveineuses, d'héroïne surtout, bien qu'il lui arrivait aussi de consommer de la coke quand la ville s'asséchait. Marc aimait aussi la musique forte, les auteurs beatniks, la liberté et la chair, littéralement. Il décrivit à Armand des scènes de luxure inimaginables tellement elles étaient crues. Armand s'apprêtait à quitter cet énergumène sur-le-champ quand ce dernier s'enquit de la cause qui l'emmenait ici. Armand avoua ne pas vraiment savoir ce qu'il faisait là, parmi tous ces cas d'êtres éclatés. Marc se leva et déclara sur un ton triste: "Bonne chance." Sans trop savoir pourquoi, Armand s'alarma de cette déclaration.

Marc semblait connaître cet univers mieux qu'Armand qui ne venait que de l'effleurer à peine en l'explorant en néophyte. Tout à coup, il n'avait plus d'énergie. Une lourdeur l'accabla, transforma ses membres en marbre tombal et il décida de retourner à la chambre qui était la sienne. En marchant, il constata, en passant d'autres embrasures, qu'il y avait beaucoup plus de chambres partagées que de chambres de solitaires. Heureusement, le sort lui avait réservé une pièce où il pouvait s'isoler, tranquillement.

Après la sieste, Armand constata qu'il n'avait aucun moyen de connaître l'heure. Il pensa alors à l'horloge suspendue à la réception. Sa chambre était tout au bout du couloir qui aboutissait à ce bureau central de cette clinique. Armand commençait à comprendre qu'il était en fait à l'hôpital, plus précisément dans l'aile psychiatrique.

Il avait dormi un peu. La préposée lui avait dit que Berthe travaillait demain soir. Il avait encore plusieurs heures à meubler avant de pouvoir parler à sa femme. L'horloge indiquait 15 h 20. Armand réalisa alors que la faim le tenaillait. Il s'avanca vers la jeune préposée à la tenue mauve et remarqua sa carte sur laquelle était inscrit "Cynthia" en blanc sur fond bleu royal. Elle lui annonça que les chariots repas arrivaient aux alentours de 16 h 30. Ne trouvant aucune machine distributrice sur l'étage, Armand décida de demander à Marc de l'aider à calmer sa faim.

- Pour un chips, c'est 2,50 $.

- Quoi?!

Marc réitéra son offre qu'Armand déclina malgré le trou qui creusait son estomac. L'arnaque avait des limites. La jeune femme au nez retroussé et aux lunettes épaisses fit signe à Armand de la suivre. Marc se joignit au duo et sermonna Jeanette afin qu'elle ne céde pas aux charmes de ce nouveau venu. Jeanette invita Armand à rentrer dans sa chambre qu'elle partageait avec une femme obèse étendue dans un lit sur roulettes, plus large que les autres. La femme leva le regard de son livre et salua les arrivants en grommelant quelque chose de convenu. Marc l'insulta en la traitant de baleine échouée et Jeanette soupira en tendant à Armand une barre granola avec des pépites de chocolat. Marc tenta de s'emparer de la nourriture offerte, mais à la surprise générale, Jeanette lui flanqua une gifle sèche après s'être avancée solennellement vers lui. Armand ne sachant comment réagir remercia la jeune femme à l'allure de ballerine dépourvue de tutu. Marc bredouilla une excuse en vain tandis que Jeanette sortait de la chambre désormais étouffante. Armand regarda les deux internés retourner dans la salle commune pendant qu'il déchirait l'emballage de cette nourriture bénie. Décidément, les règles ici étaient bien différentes.

3.14.2007

VIII

Berthe. Armand n'avait jamais entendu ce prénom auparavant. Il ne connaissait aucune Berthe et cette femme, c'était sa Violaine, aucun doute là-dessus.

Dr Viel se retira de la chambre, laissant le pauvre confus mijoter dans son tourment. Avant de quitter, il avait tenté de se faire rassurant en expliquant que souvent, lorsque quelqu'un subit un choc quelconque, la mémoire mêle tous les souvenirs telle un enfant qui jette un paquet de cartes à jouer très haut dans les airs pour s'amuser à les voir tomber n'importe où et n'importe comment. Armand sentait les larmes lui piquer les yeux. Il fallait qu'il retrouve les bornes de son existence, quelques bouées de sauvetage pour le tirer de ce mauvais pas.

Il décida de se lever pour partir à la recherche de sa femme, pas cette inconnue à la crinière noire. Tiens, pensa-t-il, il l'appelerait la Corneille. Sa femme, sa Violaine, si elle travaillait ici, devait être là, près de lui. Quand il la verrait, s'imaginait-il, il pourrait lui parler et là, quelqu'un croirait qu'il n'est pas timbré.

Armand prenait conscience de sa chambre pour la première fois. Il y avait un lit, sur lequel il était assis, une chaise de bois au recouvrement de vinyle rouge, une console métallique, servant de table de chevet, une grille sur la fenêtre, un meuble penderie et des rideaux rugueux pendus à une pôle inatteignable. S'il voulait se pendre, il lui faudrait un escabeau. C'est bien connu, les psychiatrisés sont suicidaires. La salle d'eau exigüe était réservée à l'usage de deux chambreurs, donc située entre deux pièces, deux chambres, l'autre aussi triste que celle dans laquelle se trouvait Armand.

Un homme assez gros était assis sur la chaise dans cette pièce miroir à celle de laquelle Armand venait de faire le tour en la balayant du regard. Il était vêtu d'une jaquette bleu pâle attachée lâchement derrière son dos à la hauteur du cou et peut-être des reins, mais la chair molle était immobile dans ce fauteuil et Armand pouvait constater que l'homme avait les cheveux gras et qu'il était chaussé de pantoufles au tissu carrelé à semelle de caoutchouc rigide. Les bras étendus sur les appuis laissaient pendre deux mains longues, semblables à ceux d'un pianiste. Armand se racla la gorge. L'homme se retourna sèchement et son regard bleu clair sembla passer au travers Armand. La tête ronde à la coiffure hirsute revient tranquillement dans sa position initiale. L'homme attendait peut-être quelqu'un et de toute évidence, Armand n'était pas le visiteur désiré.

Armand s'aventura dans le couloir qui était large et dont les bas de mur étaient salis et marqués de longues stries horizontales. Armand comprendrait plus tard que ces marques venaient de fauteuils roulants et de chariots de nourriture ou d'entretien ménager. Pour le moment, l'espace était calme et un soleil lumineux baignait les dalles crèmes mouchetées de gris. Armand jeta un coup d'oeil à l'extérieur. Cette clinique était haut perchée. Il estimait être au septième étage d'un immeuble.

Une rumeur lui parvenait à présent. Des chuchotements perceptibles lorsque l'on tend bien l'oreille. Armand avanca dans le couloir, toujours décidé à trouver sa femme. Au bout du couloir, un bureau de réception campait là, au milieu du lieu cloîtré par d'immenses portes bleues. Arrivé à ce point central, Armand vit une jeune femme vêtue d'un uniforme mauve qui feuilletait un dossier épais assise derrière un comptoir encombré de paperasse. Il demanda Berthe. La jeune femme observa Armand avec beaucoup de douceur, peut-être un peu trop même, l'air de dire pauvre vous tout confus, fraîchement débarqué dans cet asile. Armand répéta sa requête. La femme articula lentement que Berthe ne devait revenir que demain soir et que pour l'instant, il valait mieux pour lui de continuer son chemin parce qu'il était interdit de s'attarder à la réception trop longtemps. L'aiguille sur l'horloge accrochée au mur juste en face de lui n'avait pourtant bougé que de deux coches depuis qu'il se tenait là.

Armand décida de suivre le murmure de la rumeur et lorsqu'il parvint à la pièce commune, il vit un certain nombre d'individus, hommes et femmes mêlés, affalés dans des divans et fauteuils disparates mais tous recouverts de vinyle. Tout ce beau monde était rivé à l'écran d'un téléviseur. Sur les murs, deux tableaux d'artiste de bazar pendaient, penchés par le poids du temps qui passe sans doute. Quand Armand pris place sur un siège jaune serin, sa voisine aux lunettes épaisses se tourna vers lui et lui demanda:

- Pourriez-vous m'enlever mon écharde? en lui tendant un doigt jauni par le tabac.

3.11.2007

VII

Elle était là, penchée vers lui, son visage à quelques centimètres du sien. Les yeux de Violaine étaient bleus et petits, son nez long et un peu crochu, ses joues épaisses et son menton proéminent, ses lèvres minces et serrées. Armand la trouvait belle, mais il savait bien qu'elle ne l'était pas aux yeux des autres. Armand aimait Violaine parce qu'elle vivait simplement, sans histoire et sans envie de grandeur. Il l'aimait aussi pour la douceur incommensurable qui émanait d'elle, de ses gestes attentionnés. Il était fasciné par la grâce que dégageait ce corps quelconque. Violaine avait dû vivre dans l'ombre longtemps avant de se faire remarquer par quelqu'un. Armand lui trouvait un charme attachant qui le satisfaisait amplement.

Sa parole réussit à former ces quelques mots: où étais-tu chérie? Sa femme cessa de le nourrir et murmura très calmement à Armand qu'il devait se reposer maintenant. Il la vit se lever, mais sa tête ne pouvait se tourner pour suivre des yeux cette silhouette familière. Sa tête comme son corps semblaient contraints. De toute façon, Armand sombra rapidement dans un sommeil sans rêve.

À son réveil, les mêmes murs lisses et hauts, les mêmes échos lointains, mais cette fois, un homme assis à ses côtés, pas sa Violaine.

- Bonjour Armand, comment allez-vous aujourd'hui?

- ...

- Vous êtes sous observation encore pour quelques temps ici. Lorsque nous aurons reçu vos résultats sanguins, nous ajusterons votre médication en conséquence.

- Où suis-je?

- Dans une clinique spécialisée Armand. Ici, nous nous occuperons de vous, n'ayez crainte.

- Mais tout va bien. Pourquoi suis-je ici et quel genre de médication croyez-vous devoir me donner? Je ne souffre pas.

- Bien sûr que non Armand. Votre corps va bien. Seulement, votre femme croit que vous ayez peut-être souffert d'un épisode de confusion psychotique. Avant de diagnostiquer votre état, nous devons consulter vos bilans sanguins. Votre femme est ici, près de moi.

Et Armand vit cette femme aux cheveux noirs, belle et fière, apparaître aux côtés de l'homme.

- Elle n'est pas ma femme.

- Armand, c'est moi, Violaine. Nous sommes mariés depuis 17 ans. Comment peux-tu dire que je ne suis pas ta femme?

- Tu n'es pas ma femme. Je ne te connais pas.

L'homme fit signe à la femme de les laisser seuls. Il avait des cheveux poivre et sel, coupé ras, et des lunettes rondes aux montures argentées. Sa chemise était boutonnée jusqu'au collet. Sa voix était basse, malgré un débit saccadé.

- Armand, Violaine nous a raconté que vous vous êtes absenté pendant quelques heures avant de revenir à la maison dans un état étrange. Elle dit que vous l'aviez contactée par téléphone juste avant de quitter le bureau pour lui dire que vous alliez rentrer plus tard parce que vous vouliez vous rendre chez un réparateur de pipes.

- Je ne fume pas la pipe.

- Je sais, Violaine nous a aussi dit cela. Vous souvenez-vous d'avoir rencontré le spécialiste cet après-midi là?

- Non. Je ne me souviens de rien avant la ruelle.

- Quelle ruelle Armand? Pouvez-vous me raconter?

- Écoutez, je ne vous connais pas.

- Je suis Docteur Viel. Peut-être puis-je vous aider à retracer avec vous ces heures qui semblent avoir provoqué une amnésie soudaine?

- Je veux voir Violaine.

- Mais elle était là, il y a quelques instants à peine et vous avez affirmé ne pas la connaître.

- Pas cette Violaine, ma Violaine, ma femme. Je sais qu'elle n'est pas loin.

- Armand, j'ai un peu de difficulté à vous suivre.

- Si j'ai paniqué en rentrant chez moi, juste avant de perdre conscience et de me retrouver ici j'imagine, c'est que cette femme à la chevelure noire n'est pas ma femme. Mais elle dit se nommer Violaine comme ma femme.

- Vous dites que cette Violaine, votre femme, n'est pas loin. Comment le savez-vous?

- Elle m'a nourri ici.

- Armand, une garde vous a nourri.

- Cette garde, c'est ma Violaine.

- Armand, cette garde se nomme Berthe.

3.08.2007

VI

Les parois qui entouraient Armand étaient lisses, pâles comme des fantômes, hautes comme des murailles. Cet espace lui était inconnu. Et quoi encore? Cette femme à la chevelure noire qui disait s'appeler Violaine, Violaine comme sa femme, celle qu'il connaissait depuis dix-sept ans déjà. Cette Violaine étrangère qui était chez lui, chez eux, lui et sa Violaine, la véritable à ses yeux, celle auprès de qui il vivait, heureux et comblé. Cette Violaine à la crinière noire, qui était-elle? Comment était-elle parvenue à rentrer dans leur demeure? Mais surtout, où était Violaine, sa Violaine, sa femme, son épouse?

Armand était engourdi. Ses membres lourds l'encombraient. Il aurait voulu se lever et retourner dans cette maison qui était la sienne. Revenir à cette matinée ordinaire qui ne laissait pas présager cet accroc subreptice du destin. Il aurait voulu comprendre surtout, comprendre ce qui lui échappait. Était-il passé tout près d'un indice?

Et son corps qui ne répondait pas à ses commandes, et cette pièce inconnue, cet espace aux échos lointains, à la lumière diffuse, et sa tête dans laquelle les derniers événements disponibles à sa mémoire recommençaient à rouler incessamment, encore et encore, à partir de la ruelle, sa montre disparue, la pipe brisée, l'image de la chevelure noire avec le ruban bleu et cet homme, cet homme. Et tout le reste, mais cet homme.

Peut-être qu'il était la pièce manquante à cet énigme plus grande que nature? Peut-être était-il la clef à toute cette distorsion de sa réalité? Il fallait qu'il parle à quelqu'un. Armand devait parler à quelqu'un.

Justement, il lui sembla sentir une présence. Il tenta d'exprimer ce lien qu'il venait de faire dans son esprit confus, de mettre des mots pour interpeler l'autre peut importe qui cet être était. Il lui fallait parler puisqu'il ne pouvait bouger. Il tenta la parole, mais dès qu'il écarta les lèvres, on lui fourra une substance molle dans la bouche à coup de petites cuillerées froides, aromatisées au caramel artificiel. Ce liquide onctueux le répugnait. Armand avait toujours détesté l'arôme du sucre roussi. Sa vue prit un moment à focaliser sur le visage qui se penchait au-dessus de lui. Mais quand il réussit, il faillit bondir hors de lui-même tellement il était extatique. Armand venait de reconnaître sa Violaine, sa femme, la véritable.

3.07.2007

V

La pipe. Il sortit à nouveau ce petit gobelet noir de sa poche. Il remarqua cette fois une ouverture au bas de la structure circulaire. L'objet semblait avoir été scié méticuleusement. Armand n'avait jamais fumé la pipe. Il ne comprenait pas pourquoi il portait sur lui ce bout de pipe brisée. Cette étrangère cependant semblait savoir.

Il décida de la questionner sans plus attendre: qui était-elle, que faisait-elle chez lui, où était Violaine? La femme à la chevelure noire s'esclaffa. Elle riait à gorge déployée.

- Mais Armand, c'est moi Violaine, grand niais. Veux-tu cesser de faire le bouffon pendant un instant? Viens plutôt m'aider à ranger un peu la cuisine.

Ahuri, Armand ne cillait pas. Son corps était tétanisé. Elle, Violaine. Mais c'était impossible. Encore ce matin, il se souvenait de sa Violaine, sa femme aux traits quelconques et à la chevelure clairsemée. Violaine qui lui préparait le café et celle qui mangeait sa rôtie avec du beurre d'arachide à tous les matins depuis qu'il la connaissait. Violaine qui l'accueillait après une journée de travail avec toujours la même question: comment avait été sa journée?

C'en était assez, il devait secoué cette folle qui envahissait l'espace en reine des lieux. Il alla la rejoindre dans la cuisine. Debout face au comptoir, elle nettoyait la vaisselle. Le ruban bleu accrocha le regard d'Armand et là, une autre image le fouetta. Il voyait ce visage, ces yeux perçants, ces pomettes hautes, ces lèvres pulpeuses en contre-plongée. Il voyait cette Violaine jouir sous lui, la bouche entrouverte, les yeux mi-clos, les joues rougies.

Armand éprouva un malaise. Que se passait-il? Avait-il perdu la raison? En proie à une anxiété étouffante, il s'effondra, inconscient.

3.05.2007

IV

Épuisé, égaré, Armand n'arrivait toujours pas à trouver dans quel coin de la ville il errait. Il héla un taxi qui arrivait en trombe. Le chauffeur agité informa Armand qu'ils étaient tout au nord de la ville, dans un quartier cossu. Armand habitait au centre-est et il fournit à l'homme coiffé d'une casquette plate l'adresse de son domicile.

La radio crachait des airs de mambo tandis que le taxi zigzaguait dans le flot épars de carcasses métalliques. Le chauffeur parlait sans arrêt, mais Armand n'entendait pas ce que l'autre disait. De toute façon, cela n'avait pas d'importance, le soliloque s'étirait sans solliciter d'intervention.

Armand devenait de plus en plus tendu. Comment était-il aboutit dans cette ruelle et d'où revenait-il? La nervosité s'installait peu à peu au creux de son estomac qui d'ailleurs lui pesait lourd. Un trou béant lui perçait les entrailles. Depuis combien d'heures n'avait-il pas mangé?

Arrivé sur le pas de sa porte, Armand regarda décoller le véhicule empressé d'aller trouver le prochain client. Enfin, il était chez lui, dans un cadre connu, avec une clotûre familière, des arbustes bien taillés et... mais où donc était passé son petit banc sur lequel il aimait prendre la fraîche les soirs de canicule? Assurément, Violaine l'avait rentré pour l'astiquer ou encore parce qu'elle devait atteindre un objet haut juché.

Armand ouvrit la porte de son domicile et il la vu. Debout dans le couloir, face à lui, elle ressemblait à personne d'autre. Elle était d'une beauté tout à fait singulière. Son visage en coeur réunissait des yeux chauds et mélancoliques, une bouche ronde aux lèvres pulpeuses, des pommettes hautes et un nez en bouton, petit et menu. Mais surtout, sa chevelure était noire et lustrée. C'était elle, il en était persuadé.

Elle s'avanca vers lui et lui demanda s'il avait trouvé. Abasourdi par autant de familiarité de la part d'une étrangère, il répondit par une question: où était Violaine, son épouse? La femme à la chevelure de jais haussa les épaules et tourna les talons avec une attitude détachée. Il vit le ruban bleu accroché à ces cheveux longs et soyeux. Armand ne comprenait pas.

Il fit le tour des pièces semblables à celles qu'il connaissait par coeur, mais ici et là, des objets semblaient avoir disparu et tandis que d'autres avaient été ajoutés. Il appelait Violaine, une fois, deux fois, plusieurs fois, mais en vain. La femme au regard noir s'amusait de son désespoir gentiment. Armand ressemblait à une poule sans tête, à la recherche de celle qui partageait sa vie, convaincu que tout cela n'était qu'une duperie, un mauvais tour, une blague grotesque. Mais lorsque la femme, peut-être déjà fatiguée par le jeu d'Armand, lui demanda s'il avait réussit à trouver la pièce qui lui permettrait oui ou non de retrouver l'usage de sa pipe brisée, il figea, pétrifié.

3.02.2007

sans vous

Rien? Alors, je continue:

Dans la ruelle, personne d'autre qu'Armand ne pouvait voir le croissant de lune accroché au firmament. Des éclairages tamisés permettaient aux passants de jeter un oeil sur des cuisines endormies ou des ombres derrière des toiles baissées. La ville se préparait à se mettre au lit.

Armand se leva. Il fallait rentrer à présent. Violaine l'attendait depuis des heures déjà, elle devait être morte d'inquiétude. Son époux n'avait pas l'habitude de briser la routine. Armand était un bon mari, attentionné. Violaine se plaisait à vivre auprès de cet homme si prévisible. Cela la rassurait. Elle-même était un exemple de stabilité. Elle s'occupait des besoins d'Armand efficacement, avec discrétion. Violaine n'était pas une mégère, bien au contraire son humeur était amène. Elle peignait des fleurs sur des tasses pendant ses moments libres. Elle cuisinait, elle tricotait parfois. Elle aimait s'occuper des plantes vertes. Elle jouait au bowling avec des amies une fois par semaine, le jeudi soir. Ces soirs-là, Armand et Violaine lâchaient un peu de lest. Il paraît que cela aide le couple à tenir plus longtemps.

Sans montre, Armand n'arrivait pas à déterminer l'heure. Tout ce qu'il savait, c'est qu'il ne savait pas. Ni où il était, ni comment il était atterit là. Arrivé sur le trottoir, il tenta de repérer un indice, un immeuble peut-être ou un parc susceptible de lui permettre de retrouver le nord. Il marchait depuis peu lorsqu'une femme d'un âge incertain le dépassa à sa droite. En l'interpelant, il appris qu'il était près de dix heures maintenant. Armand calcula le nombre d'heures qui venaient de lui échapper. Cinq heures quarante cinq environ. Tout ce temps perdu quelque part dans le néant. Comment cela était-il possible?

Il pensa s'arrêter à la première cabine et composer le 911. "Oui, bonjour. Je ne me souviens de rien, je n'ai rien perdu, à part pour des heures, je ne suis pas blessé et j'ai un bout de pipe brisée dans ma poche comme indice. Pouvez-vous m'aider s'il vous plaît?" Ridicule. Il fallait rentrer et parler avec Violaine. Cela pourrait peut-être s'avérer la meilleure chose. Il fallait lui décrire cette image. Cette femme et cet homme, cette chevelure surtout. Des cheveux qui brillaient dans la lumière crue. Semblable aux plumes d'une corneille, cette brillance obscure avait quelque chose de surnaturelle. Et ce ruban bleu pareil à un lacet de pierre précieuse. Il fallait rentrer à la maison. Tenter de trouver une piste, mais surtout un peu de repos. Armand était las, si las.