orphelins de l'Éden

3.20.2007

X

"J'ignore ce que je fiche ici. J'ai un trou de mémoire, c'est tout. Oui, j'ai bien l'impression d'avoir perdu la tête, mais comparé à tous les autres qui longent ces couloirs sans issue, je me trouve sain d'esprit. Ils ressemblent à des fantômes bleus et moi, je m'assieds parmi eux dans la salle commune ou à l'heure des repas et mon regard n'est pas hagard comme le leur, mon corps n'est pas secoué de tics, je ne suis pas hyperactif ou au contraire, complètement amorphe. Le docteur Viel m'a convoqué ce matin. Cette fois, j'ai pénétré un bureau situé derrière la réception. Il y avait beaucoup de livres dans la bibliothèque basse et des dossiers sur son bureau massif. Il m'a expliqué que les analyses sanguines ne révélaient rien d'anormal, mais qu'il voulait me garder encore un peu, pour ma propre sécurité, m'a-t-il dit. Honnêtement, je ne crois pas être très dangeureux pour qui que ce soit, surtout pas pour moi-même. J'ai seulement envie de retourner chez-moi pour y retrouver ma Violaine, pas la Corneille, la mienne, celle que docteur Viel appelle Berthe. Pourtant, j'ai l'intuition qu'il y a quelque chose qui m'échappe. En fait, c'est plus qu'une intuition. Je dois me faire à l'idée que je suis complètement à côté de la plaque. Comment expliquer que la Corneille prétende être ma femme depuis dix-sept ans quand je me rappelle plutôt de ma relation avec Violaine-Berthe qui aurait aussi duré dix-sept années? Comment expliquer que je me souvienne de tout de cette femme qui maintenant serait une étrangère et absolument rien de la Corneille qui aurait été ma conjointe depuis tout ce temps? Comment..."

Et pendant qu'Armand s'épanchait sur une feuille de papier d'un cahier qu'on lui avait donné lorsqu'il avait demandé quelque chose sur lequel écrire, Marc et Jeanette disputaient une partie de ping-pong. Les coups secs aux échos creux de la balle qui rebondissait tantôt sur les palettes tantôt sur la table tantôt sur le sol remplissaient tout l'espace chargé de la tension palpable entre les deux adversaires. Leur concentration ne saurait durer, mais pour l'instant, les mouvements se faisaient légers et vifs.

Armand n'en pouvait plus d'attendre jusqu'à ce soir. Déjà, l'avant-midi était interminable et les repas avaient été exécrables. Les patates d'hier soir au goût de papier mâché et le bout de viande à la couleur douteuse qui le lorgnait du fond de la barquette avait eu raison de son appétit. Armand s'était contenté des biscuits soda qui accompagnait une soupe au bouillon fade et aux nouilles trop cuites. Heureusement, il avait pu choper une banane avant de filer vers sa chambre pour se retirer un peu. Ses comparses étaient difficiles à côtoyer. Quand il les observait, il avait envie de les secouer un bon coup et de leur dire "réveillez-vous!" Mais, en même temps, il était trop absorber par ses propres pensées pour se soucier de socialiser. Il était dérouté, totalement obnubilé par tous ces événements qui l'avaient mené ici.

La nuit qui venait de passer avait été longue. Étendu dans le lit inconfortable dont le matelas recouvert de plastique crissait à chaque mouvement, il s'était senti entre deux eaux. Les rêves d'Armand étaient pleins de Violaine-Berthe et de pipes et de rubans bleus dans des cheveux de jais. Au petit matin, il s'était réveillé avec l'envie de se doucher. Une nouvelle préposée avait remplacé Cynthia et celle-là était une femme ronde et courte qui n'entendait pas à rire. Armand appris qu'ici, tout était réglé au quart de tour. Les douches pouvaient être prises entre 8 h et 9 h 30, les déjeuners se prenaient à 8 h 30, les dîners à 12 h pile et les soupers, à 17 h 30. Les visites avaient lieu entre 18 h 30 et 20 h, pas une minute de plus, pas une de plus non plus.

Armand voulu se raser, mais il appris qu'il devait demander la permission pour utiliser un rasoir, objet contondant s'il en est un dans un asile psychiatrique. La préposée aux paupières épaisses lui expliqua que puisque le docteur Viel ne l'avait pas encore rencontré une deuxième fois, ce détail tardait à apparaître dans son dossier. Il faudrait qu'il attende. C'est là qu'il appris qu'il devait revenir à 10 h pour rencontrer le bon docteur. Dans la buée de la douche, Armand tenta une fois de plus de démêler sa vie des informations qu'il détenait depuis deux jours maintenant. Quelques heures seulement le séparaient d'avec celle qu'il croyait être sa femme.