orphelins de l'Éden

3.16.2007

IX

- Bien sûr que je le peux, répondit Armand un peu déconcerté par ce geste prompt.

D'autres candidats entouraient la jeune femme au regard fébrile. Pourquoi l'avait-elle choisit lui? Il avait beau observer le doigt sous la lampe près d'eux, allumée malgré l'heure hâtive, il ne voyait pas de minuscule éclisse glissée sous la peau jaune et plus épaisse du bout de l'index qui lui était tendu.

La jeune femme serrait les lèvres et ses sourcils contractés vers son nez retroussé formaient un pli à la base de son front. Derrière ses lunettes, elle fermait les yeux très fort et son corps était replié sur le siège rouge cerise. Elle portait aussi la jaquette bleue. À cette tenue s'ajoutait des bas molleteneux roses qui enserraient ses chevilles délicates. Ses cheveux étaient une brousaille rousse frisottée qui s'envolait de tout bord tout côté.

- Jeanette, veux-tu ben te calmer les nerfs! T'en as pas de maudite écharde! Ça fait trois fois que je vérifie ton doigt. Laisse le pauvre monsieur tranquille.

Celui qui venait de parler jeta un regard désespéré à Armand et, en réponse à ce jappement, la jeune femme retira vivement sa main de celles de l'observateur. Son corps frêle demeura recroquevillé sur lui-même. Un air de mélancolie remplaça l'angoisse lisible quelques secondes plus tôt sur ce visage maintenant détendu.

- T'es qui? demanda l'homme à la chevelure grisonnante qui se comportait en mâle alpha du groupe.

- Je m'appelle Armand. Et toi?

- Armand, viens, on va parler un peu toi et moi.

Le grand gaillard passa son bras autour des épaules d'Armand et l'entraîna loin de la pièce, vers la salle de ping-pong. Il expliqua qu'ici, moins d'internés venaient y traîner leurs savates et que c'était en quelque sorte son bureau. Il était ici depuis des semaines. Il se prénommait Marc. Il était un adepte des drogues intraveineuses, d'héroïne surtout, bien qu'il lui arrivait aussi de consommer de la coke quand la ville s'asséchait. Marc aimait aussi la musique forte, les auteurs beatniks, la liberté et la chair, littéralement. Il décrivit à Armand des scènes de luxure inimaginables tellement elles étaient crues. Armand s'apprêtait à quitter cet énergumène sur-le-champ quand ce dernier s'enquit de la cause qui l'emmenait ici. Armand avoua ne pas vraiment savoir ce qu'il faisait là, parmi tous ces cas d'êtres éclatés. Marc se leva et déclara sur un ton triste: "Bonne chance." Sans trop savoir pourquoi, Armand s'alarma de cette déclaration.

Marc semblait connaître cet univers mieux qu'Armand qui ne venait que de l'effleurer à peine en l'explorant en néophyte. Tout à coup, il n'avait plus d'énergie. Une lourdeur l'accabla, transforma ses membres en marbre tombal et il décida de retourner à la chambre qui était la sienne. En marchant, il constata, en passant d'autres embrasures, qu'il y avait beaucoup plus de chambres partagées que de chambres de solitaires. Heureusement, le sort lui avait réservé une pièce où il pouvait s'isoler, tranquillement.

Après la sieste, Armand constata qu'il n'avait aucun moyen de connaître l'heure. Il pensa alors à l'horloge suspendue à la réception. Sa chambre était tout au bout du couloir qui aboutissait à ce bureau central de cette clinique. Armand commençait à comprendre qu'il était en fait à l'hôpital, plus précisément dans l'aile psychiatrique.

Il avait dormi un peu. La préposée lui avait dit que Berthe travaillait demain soir. Il avait encore plusieurs heures à meubler avant de pouvoir parler à sa femme. L'horloge indiquait 15 h 20. Armand réalisa alors que la faim le tenaillait. Il s'avanca vers la jeune préposée à la tenue mauve et remarqua sa carte sur laquelle était inscrit "Cynthia" en blanc sur fond bleu royal. Elle lui annonça que les chariots repas arrivaient aux alentours de 16 h 30. Ne trouvant aucune machine distributrice sur l'étage, Armand décida de demander à Marc de l'aider à calmer sa faim.

- Pour un chips, c'est 2,50 $.

- Quoi?!

Marc réitéra son offre qu'Armand déclina malgré le trou qui creusait son estomac. L'arnaque avait des limites. La jeune femme au nez retroussé et aux lunettes épaisses fit signe à Armand de la suivre. Marc se joignit au duo et sermonna Jeanette afin qu'elle ne céde pas aux charmes de ce nouveau venu. Jeanette invita Armand à rentrer dans sa chambre qu'elle partageait avec une femme obèse étendue dans un lit sur roulettes, plus large que les autres. La femme leva le regard de son livre et salua les arrivants en grommelant quelque chose de convenu. Marc l'insulta en la traitant de baleine échouée et Jeanette soupira en tendant à Armand une barre granola avec des pépites de chocolat. Marc tenta de s'emparer de la nourriture offerte, mais à la surprise générale, Jeanette lui flanqua une gifle sèche après s'être avancée solennellement vers lui. Armand ne sachant comment réagir remercia la jeune femme à l'allure de ballerine dépourvue de tutu. Marc bredouilla une excuse en vain tandis que Jeanette sortait de la chambre désormais étouffante. Armand regarda les deux internés retourner dans la salle commune pendant qu'il déchirait l'emballage de cette nourriture bénie. Décidément, les règles ici étaient bien différentes.