orphelins de l'Éden

3.23.2009

voguer toutes voiles ouvertes

S'il me fallait décrire cette journée, il me faudrait des milliers de mots. Je me transformerais en Balzac et vous suivriez à la milli-secondes chacun de mes coups d'oeil. Je pourrais vous transporter avec moi dans le nord de l'Île de Montréal où j'ai rencontré mon ostéopathe à qui j'ai annoncé la bonne nouvelle de petit être. Nous irions nous planter le temps d'un merci à Dieu au centre de ce triangle formé par trois arbres massifs dans le parc Ahuntsic. Vous verriez comme moi cette jeune femme d'une trentaine d'années assise sur un banc dans le métro en rentrant de mon quart au onzième. Vous verriez à quel point l'autre femme assise un peu plus loin, celle-là âgée d'une cinquantaine d'années, pourrait être une projection future de cette jeune femme ou vice versa, la jeune une projection de la plus âgée. Tous ces mots que j'utiliserais pour décrire cette journée comme toutes les autres, ils feraient en sorte que vous seriez capable de me suivre au travers mes yeux, branchés sur mes cellules grises, synchronisés à mes prises de décision.

Par exemple à celle de sortir ma poire de mon sac à lunch en marchant, chose que je ne fais jamais. Je ne mange jamais en marchant. Bon à part un cornet de crème glacée par un magnifique jour d'été. Dans ce cas-là, mes pas sont lents et je me concentre surtout sur mes lèchements qui ramassent les gouttes laiteuses. Ma langue sur le cornet râpeux. La saveur délicieuse des parfums se développant sur mes papilles. Le soleil bon qui enveloppe mes bras, mon visage, mes mollets.

Les mots. Comme ils sont capables de nous mettre là où ils le veulent. Il suffit de bien les choisir, de bien les agencer pour qu'ils transmettent une impression, des sensations. Moi, les descriptions dans les romans que je dévore les uns après les autres, je les jalouse souvent. Je sais qu'en tant qu'auteur, je n'ai pas beaucoup de talent pour évoquer des scènes par comparaison, vous savez ce genre d'astuce littéraire qui font que vous lisez quelque chose de totalement originale comme association, mais qui vous touche de manière universelle parce que justement le choix de mots est tellement bien que vous connectez tout de suite à la description, que vous sentez tout de suite, que vous voyez tout de suite, que vous comprenez tout de suite l'intention de l'auteur en utilisant ces mots parfaits. Malheureusement, je ne trouve aucun exemple dans le livre que je traîne ces jours-ci dans mon sac, parce que c'est une brique de plus de 500 pages et que la typographie est minuscule et qu'il est 20:51 et que j'ai ma journée dans le corps. Mais je sais qu'à un moment pendant ma lecture, j'ai dû m'arrêter de lire tellement la dernière phrase que je venais de parcourir était forte. Merde. Pourquoi n'ai-je pas écorné le coin de la page comme j'en ai eu l'intuition de le faire? J'aurais tant aimé vous la livrer pour appuyer ma digression à propos des mots parfaitement choisis dans un agencement totalement nouveau pour traduire quelque chose d'universel. Le véritable talent d'un auteur. Celui de se démarquer. De penser autrement. De formuler le monde avec un langage à l'intérieur d'un langage.

Je parle et j'écris le français. Mais quand j'écris, je joue avec la langue autrement. Je me permets des fantaisies. Je laisse libre cours à une voix qui ne peut que s'exprimer par l'écrit. Parce que lorsque je m'exprime oralement, je soigne ma langue parlée bien sûr, ce cher français que j'ai si durement appris à maîtriser un peu plus chaque année. Et bien sûr qu'il me reste toute une vie pour étoffer mon vocabulaire, rendre mon discours aussi fluide que mon esprit, traduire mon essence en utilisant tout le potentiel de précision du français. Mais l'écrit et l'oral se distinguent. Quand je parle, j'ai la possibilité du mouvement pour amplifier, l'appui de mon énergie pour incarner mes dires. Quand j'écris, tout doit transpirer par les seuls mots. Beaucoup plus difficile à accomplir. Écrire est donc le travail de toute une vie. Si une journée me prendrait des milliers mots, combien pour toute cette vie? Pas important. L'important, c'est de poursuivre vers cette voix qui m'aide à louer. Écrire pour exister. Créer pour contempler. Ou vice versa. En passant, si vous aviez été avec moi en présence de ces deux femmes, vous auriez compris vous aussi qu'elles étaient la même, mais à une croisée de chemins. Livrer la magie surtout. Les mots, par humilité devant toute cette force, toute cette beauté, toute ce mystère.