orphelins de l'Éden

2.08.2009

croisement


Dans l'avion du retour, de Toronto à Montréal, je me suis retrouvée installée entre un homme et une femme, un couple. J'ai suggéré à la femme de prendre ma place pour qu'elle se retrouve près de son mari, installé lui sur le bord du hublot. La femme aux lunettes de soleil m'a dit que non merci, son éloignement du point de vue de l'appareil était intentionnel. Elle m'a confié souffrir d'une peur des hauteurs. La femme et l'homme m'ont dit que je pouvais rester là, entre eux deux, pas de problème, il n'y avait qu'une heure de vol. Pendant que j'étais assise à ses côtés, j'ai dit à la femme qu'elle était très courageuse de tout de même prendre l'avion, que plusieurs auraient fait une croix sur ce mode de transport, laissant ainsi la peur l'emporter. À force d'y réfléchir, je me suis enfin décidée, juste avant que l'appareil ne se mette en branle, d'insister gentiment auprès de l'homme et de la femme pour que je change de place avec lui et qu'il se retrouve près de son amoureuse, histoire de l'aider à se détendre par sa simple proximité. J'ai bien fait. La femme a tout de suite commencé à parler avec son mari et quand l'appareil a pointé son nez vers les nuages, il a déposé sa main sur la cuisse de son épouse. Moi, j'ai fermé l'oeil de l'hublot pour épargner la voyageuse le plus possible et vous savez quoi, à la toute fin du temps dans les airs, le mari installé à ma droite m'a demandé de l'ouvrir parce que sa femme voulait voir. Eh oui, un petit moment de magie où la peur a disparu, la queue entre les pattes.

Dans l'avion, il y avait quelques hôtesses de l'air. Une d'elles avait un petit papillon de tatoué à l'intérieur de son poignet, apparu lorsqu'elle indiqua les sorties de secours de l'appareil. Plus tard, lorsqu'elle tendit des sachets de grignotines salées et des breuvages dans des coupes de plastique, j'ai remarqué sa manucure française aux couleurs non traditionnels: vernis transparent, pointes fuschia. Une belle femme dans sa vingtaine.

Je me suis rappelée ce court épisode de ma vie où je m'étais présentée dans une salle de conférence immense au Complexe Desjardins suite à une petite annonce repérée dans un journal: Air Canada recherche des agents de bord, venez nous rencontrer. J'y étais allée. Malgré mon bac amorcé, je m'imaginais un peu partout sur le globe, écrivant tout ce qui me tombait dans les yeux. Vision romantique du meilleur des deux mondes: gagner mon pain et poursuivre ma vocation profonde.

Dans l'immense salle au plafond accroché à une quarantaine de pieds du plancher, je suis passée d'une table à l'autre afin que les recruteurs éclaircissent les rangs. Parlez-moi de vous, pourquoi aimeriez-vous travailler pour nous, êtes-vous une personne sociable, do you speak English. Au final, j'ai fait partie de ceux qui ont été convoqués pour un deuxième tour.

Quelques jours plus tard, toujours au Complexe, j'ai cette fois pénétré des bureaux situés un étage haut dessus de la salle immense. Dans une pièce meublée d'une table ovale permettant à une vingtaine de personnes de participer à la même conversation, nous nous sommes fait expliquer, moi et une quinzaine d'autres sélectionnés, que nous devions démontrer notre capacité à travailler en équipe tout en résolvant des mises en situation. Je me souviens m'être bien débrouillée parmi l'ensemble, à avoir réussi à me démarquer sans écraser mon voisin à tout prix, simplement en étant moi. À la fin de cette deuxième session d'élimination, je me souviens avoir été convoquée dans une salle où m'attendait une femme aux quelques questions précises. À un moment, elle me demanda si j'étais une personne minutieuse et si oui, de lui expliquer par un exemple concret. Je lui dis que j'étais de fait de ces individus qui aiment bien accomplir les tâches et j'ai décrit comment il est important de s'appliquer lorsque l'on peinture les murs d'un appartement, comment il ne faut pas trop gorger son pinceau lorsque l'on travaille sur le découpage ni son rouleau lorsque l'on s'occupe de recouvrir la plus grande superficie des surfaces à recouvrir, comment aussi il faut ouvrir l'oeil pour ne pas laisser de coulisses sur les moulures ou de micro-gouttelettes sur les parquets, entre autres. Je ne crois pas que dans toute l'histoire des interviews des agents de bord, une telle réponse ait été fournie, surtout pas par une candidate, candidates qui soit dit en passant sont supposées être l'incarnation même de la féminité. Mais que voulez-vous, je n'étais pas du genre à me faire une manucure française.

J'ai quand même réussi cette étape pour atteindre la dernière: le médical au bureau chef d'Air Canada situé dans le nord-ouest de la ville. Là, ils m'ont pesée, mesurée, installée dans une cabine insonorisée pour tester mon ouïe en me bombardant de sons ultra aigus ou ultra graves. J'ai rencontré une infirmière qui m'a avoué ne pas avoir souvent vu des canaux auditifs aussi propres, moi qui n'utilise pas de Q-tips, mais qui laisse couler l'eau chaude dans mes conduits une fois de temps en temps, comme mon papa le faisait apparemment.

Air Canada ne m'a pas rappelée cette fois-là. Trop grande j'imagine. Elle sera incapable de chausser des talons hauts sans toucher aux plafonds arrondis des appareils volants alors nenni. Peut-être que c'était pour une autre raison. Quoi qu'il en soit, la vie a décidé que je ne déménagerais pas à Moncton - là où j'aurais été postée - pour me louer un petit pied-à-terre dans lequel j'aurais dormi une fois de temps en temps, entre deux ou six voyages dans les airs. Depuis ce temps pourtant, j'ai envie de visiter cette ville universitaire du Nouveau-Brunswick, curieuse peut-être de voir ce lieu où ma vie aurait pris un autre tournant et de me croiser, occupée à un autre destin.