orphelins de l'Éden

6.19.2008

bonjour

Trois jours de suite que lorsque j'arrive au quai d'embarquement pour prendre mon autobus de 15 h 54, il y a des pépins. Bon, moi au moins, ce n'est pas comme d'autres utilisateurs qui embarquent à la même porte. Certains ne peuvent que prendre disons le numéro A, pas le B et d'autres le B, mais pas le A. Je peux prendre les deux, sans problème. Les deux trajets se différencient quelques coins de rues après mon arrêt alors, je me considère chanceuse. Voyez-vous, le A et le B passent aux dix minutes et partent de la même porte à partir du quai. Donc à 15 h 54, c'est disons le A qui quitte et à 16 h 04, le B, et ainsi de suite jusqu'à ce que la porte ne se ferment définitivement autour de 18 h 30, à la fin de l'heure de pointe et que tout le monde doivent passer par la porte du numéro C, pour ensuite faire le transfert au terminus Panama. Bon.

Alors hier, c'est J-P que je rencontre dans une file interminable. Nous prenons le B parce qu'il y a eu un pépin et le A prévu pour 15 h 54 ne passe plus. C'est la valse des voyageurs. Quoi qu'il en soit, nous parvenons à grimper dans l'autobus et un adolescent cède sa place à J-P, vu son handicap. Pendant le trajet, je suis debout devant lui et puisque nous ne pouvons avoir une conversation continue et agréable, nous préférons sortir nos bouquins respectifs. Il lit encore la biographie de Patrick Roy écrite par son père. Je dévore les dernières pages de Les bébés de la consigne automatique, oeuvre phare de Ryû Murakami, un auteur Japonais, relatant les destins entrecroisés de deux nouveau-nés laisser pour contre qui finiront par détruire salement, hanter par le vide inexorable provoqué par l'abandon. Un bouquin assez hardcore, comme je les aime parfois.

Aujourd'hui, même rengaine. J'arrive au quai et voilà que l'autobus A quittant à 15 h 54 ne se pointera pas. Valse des voyageurs glissant dans la ligne de l'autobus B. Ah oui, parce que par terre, il y a des lignes oranges indiquant par les numéros l'endroit où les utilisateurs doivent s'aligner en prévision de grimper dans les cars. Attente, attente. Grogne dans les rangs, grogne dans les rangs. Heureusement, j'aurai une place assise.

Comme de fait, je pose mon popotin sur un siège de velours carrelé multicolore et je m'installe. Je m'assois toujours sur ses banquettes en longant un flanc à l'avant dans ce modèle d'autobus. Mes grandes jambes ont de la place et le roulis de l'appareil ne risque pas de me projeter hors de ma place dans les tournants. Alors je m'installe donc et voilà que le monsieur sphérique à la bouille sympathique, le genre de personne qui salue tous et chacun, prend place juste à côté de moi. Plus tard dans notre conversation, j'apprendrai qu'il se prénomme Rn.

C'est parce que Rn. s'adresse à tout un chacun que j'ai parlé à J-P en premier lieu. Rn., il y a environ un an, avait remarqué que je lisais aussi le dernier Harry Potter à ce moment-là et parce qu'il le lisait aussi, nous nous sommes salués entre lecteurs et avons échangé nos impressions. Depuis cette fois-là, nous nous saluons toujours, mais peu de fois nous sommes-nous retrouvés dans le même autobus, l'un à côté de l'autre. Rn. doit absolument prendre le trajet B et moi, je prends le A à l'heure où j'arrive au quai, celui juste avant son autobus donc.

Rn. est malade. Son surpoids a provoqué une cellulite dans sa jambe qui s'est gâtée et depuis, il doit porter des bas de soutien. Rn. a bon coeur. Comme je l'ai dit, il salue tout le monde et partout dans l'autobus, des visages se tournent vers lui pour le saluer discrètement. Il me dit que son père était pareil, qu'il n'arrivait pas à faire ses courses au Métro rapidement tellement il devait arrêter de fois pour s'entretenir avec tout un chacun. Rn. respire la bonhomie. Et puis, j'apprends qu'il a donné du sang 37 fois dans sa vie. Je l'apprends parce qu'une affiche d'une campagne d'Héma-Québec est là, juste devant nos yeux dans l'autobus. Il me dit que maintenant, vu son état de santé affaibli, il ne peut plus donner. Rn. me parle même d'une fois où il a donné du sang par transfusion directe. Son groupe sanguin étant le plus rare, c'est-à-dire du AB qui ne peut que recevoir d'un autre AB, il s'est fait appelé pour aider une jeune fille. Quand Rn. est arrivé à l'hôpital, il n'a eu qu'une condition: qu'un panneau soit installé entre lui et la jeune fille. Il ne voulait pas qu'elle le voit et que dans son esprit s'installe une impression de lui devoir quelque chose. Pour Rn. ce geste était tout naturel. Je lui dis qu'il a un coeur en or. Il dit non, c'est normal. Non, Rn., peu de gens sont comme toi.

D'ailleurs, je le vouvoies. Rn. est un homme plus âgé et le vouvoiement s'impose. Nous poursuivons notre conversation et elle bifurque sur sa famille, ses frères et soeurs, qu'ils ne voient pas souvent, mais dernièrement plus parce qu'ils s'occupent de la succession de leur père, qui n'est pas encore mort! Mais Rn. m'explique qu'il est atteint du C Difficile et qu'il ne peut pas sortir de l'hôpital parce qu'il n'y a pas de place dans un centre pour personne en perte d'autonomie et que de toute façon avec ce virus, c'est préférable de demeurer à l'hôpital. Son père a 92 ans et il dit que le bon Dieu l'a oublié. Rn. lui répond alors à la blague que c'est parce qu'il n'a pas fini d'expier ses péchés. Rn. dit que son père n'aime pas qu'on le prenne en pitié alors vaut mieux le taquiner.

Voilà, un an environ après mon premier voyage en autobus, j'ai eu une pleine conversation avec Rn., cet homme qui voyage de cette façon depuis plus de vingt ans. Coincée sur la banquette à côté de lui, j'avais l'impression d'être à proximité d'un monument. Un monument en chair et en os qui a roulé sa bosse à la dure et qui sourit encore et qui croit encore à la simplicité de la rencontre. Pur joyau sur deux pattes. Choyée, je suis choyée.

1 Comments:

At 8:01 p.m., Anonymous Anonyme said...

Merci pour ce beau récit. C'est réconfortant de savoir qu'il y a encore de ces bonnes gens dans le monde. Tu es chanceuse d'avoir pu croiser son chemin.
Je suis contente de voir que tu sais vraiment apprécier le bon de l'humanité.

Merci de nous partager ces rencontres!

 

Publier un commentaire

<< Home