orphelins de l'Éden

5.14.2008

hier pour aujourd'hui

C'est décidé, je suis observé. Quelqu'un quelque part. Pour sûr, un oeil flotte.

Je pars en mission ce midi. Rares sont ces missions où je dévale la Greene pour aller prendre le métro, mais aujourd'hui, l'objectif se trouvait dans le Vieux-Port et donc la ligne orange me mènerait près du but. Je dévale donc, d'un pas plus que décidé. Les muscles de mes jambes, ceux longeant mes tibias - si de tels muscles existent - commencent à me brûler tellement je pousse la marche à la limite du rapide. Je ne jogge pas. Je déteste le jogging. Les bronches enflammées, très peu pour moi.

Qui se trouve là, juste après que j'aie traversé le coin de rues en diagonale? Eh oui, dans le mille, l'homme Noir classe au sourire doux. Je le salue, d'un pas pressé, terriblement déterminée à accomplir ma mission en une heure top chrono. Il me dit: "Hello lady." Je lui lance un bonjour. Belle journée, encore, comme nous sommes chanceux. Et là, il me dit, sans blague: "You're very gracious."

Mes pieds bloquent. Ma marche s'interrompt. Je rebrousse chemin. C'est plus fort que moi, vraiment, ça me tire vers cet homme et ça me fait lui baragouiner, à cet homme aux jambes croisées, dans un anglais maladroit, quelque chose comme quoi, justement, j'ai écrit à son propos pas plus tard qu'avant-hier, le jour où nous nous sommes vus et dit de lui qu'il est un exemple de dandysme, d'élégance. "Thank you lady! How nice of you." "Gotta go, see you soon." "OK lady, good day." Mais nous avons le temps d'échanger nos noms. "Call me Lu." Toujours compliqué mon prénom, même pour un francophone, alors imaginez pour un anglophone. Le tronquer donc. Lui, c'est Dn. Jamaïquain je crois.

Je file.

Je poursuis ma marche accélérée et je sors de la boutique où m'attendait un objet que j'offrirai à Tl., la petite fille de Jl., mon amie, et Tv., son mari. Tl. a eu trois ans lundi dernier, le jour où je décidais de commencer mon message avec ce chiffre.

Qui que tu sois, toi qui me regardes et m'observes, dis-moi, est-ce moi qui vois, sans le savoir?

Peu importe, je reviens sur mes pas, au même rythme soutenu. Il fait chaud. Le jour est à son zénith. Alors, j'ai retiré mon chandail à manches longues en coton léger et mes bras sont dénudés. Je suis en camisole. D'un pas rapide. Je me dirige. Objectif: boulot. Temps restant: moins d'une demi-heure.

Près de la bouche de métro, deux hommes discutent. Un d'eux lève le regard et le pose sur moi. D'accord, un regard, une personne, ça arrive pratiquement à toutes les secondes quand on marche sur une rue bondée. Je marche. Objectif, temps restant. Passant près d'eux, il me souhaite une bonne journée mademoiselle. Moi, je fais comme à mon habitude quand ça arrive ce genre de "bonjour" là, je lui renvois son salut, poliment. Mais sans ralentir le pas. Objectif. De toute façon, je ne ralentis jamais le pas à ce genre de "bonjour" là.

Il y avait longtemps qu'un homme ne m'avait interpellée, femme que je suis. Ce doit être quelque chose qui a à voir avec l'espèce. De temps en temps, l'homme chasse la femme. Il fait le brave et cherche à retenir son attention. Moi, le courage, je trouve ça noble, même si ça veut dire attendre au dernier moment pour s'adresser à la personne qui passe. Courage tout de même. Alors je reste polie et je poursuis mon petit bonhomme de chemin.

C'est le printemps. Les bras nus, ça suffit pour émoustiller. Ça nous ramène presque à une autre époque. Cheville sacrée, nuque gracile, poignets délicats. Articulations de chair pour un corps à deviner sous le costume. Heureuse de savoir qu'à cette époque, celle du baiser profond avec la langue échangé souvent au premier rendez-vous, il reste un peu de ce mystère qui fait que parfois, on imagine la rencontre avec l'autre par convoitise.

"Lady", ça me plaît bien. Ça fait autre époque ça aussi. Comme ma lecture des derniers jours qui prend place des années 1941 à 1947. Autre époque, autres moeurs. Guerre, Angleterre, Londres, amours, interdits, secrets.

Est-ce moi qui vois, sans le savoir?